Je repars d'une hypothèse évoquée dans mon article sur Louis Philippe : la mort de la musique indépendante anglaise. Eddie Argos, chanteur et parolier d'Art Brut, sur ce premier album de 2005, le dit d'une autre manière : « Popular Culture no longer applies to me ». Les deux constats en effet se recoupent : en Grande-Bretagne, culture populaire et musique indépendante ont longtemps marché ensemble (Orange Juice, Jam, Smiths, Pulp). Désormais Argos, pas plus que Louis Philippe, ne peut lire le NME. Nous allons voir comment les deux hommes, sur un même constat, appliquent des stratégies opposées. Le problème qui se pose, à qui découvre Art Brut, c'est que le groupe semble justement ancré dans cette popular culture dévoyée des années 2000, avec ses murs de guitares punk sans nuance apparente, ses riffs blanchâtres comme il s'en produit tellement depuis 2002-2003, avec le revival d'une certaine scène anglaise (Gang of Four, P.I.L., Wire...), au langage encore simplifié. Bref, Art Brut semble s'inscrire dans ce conformisme. La différence s'appelle Eddie Argos. Dans Bang Bang Rock & Roll, la voix et les textes jouent un rôle supérieur à la musique. Mieux : ils font office d'instrument principal, déterminent la couleur des morceaux, donnent le sentiment de pouvoir modeler à leur guise la matière sonore, alors même que l'homme au micro, de son propre aveu, ne sait pas chanter. Eddie Argos ne chante pas : il intervient. Sa marque première, fascinante, tient à sa prononciation totalement inouïe de certains mots - « rock'n'roll », « Velvet Underground », « kids » - dont il fait des poèmes en soi, évidés de tout ce qui, dans leur signification originelle, lui déplaisait. On a écrit au sujet d'Argos qu'il était l'un des dépositaires de l'accent cockney : je ne partage pas cette théorie. Son phrasé échappe aux canons linguistiques existants, et n'a rien à voir avec les jeux de rimes propres au fameux argot londonien. D'ailleurs Eddie Argos n'est pas londonien : originaire de Weymouth. La candeur de son expression orale ne se forge pas dans une capitale. Quant aux textes, ils éclairent une stratégie musicale assez « cheval de Troie » : adopter la panoplie sonore de l'adversaire, pour mieux imprimer en lui la singularité d'un message, d'une bonté. Lorsque Louis Philippe ou Sean O'Hagan contredisent la musique dominante par la recherche d'un raffinement musical et textuel aux limites toujours repoussées, Art Brut, pour sa part, sépare les problèmes, se fait sioux, se fraie un chemin dans le système, pour mieux aller s'y faire dégommer, ou moquer de soi, aussi, peut-être. Car il y a bien une part de fatalité dans tout ça. Pour mener contre le système ses assauts de gentillesse, Argos sait qu'il ne dispose pas de la technique de chant et de guitare d'un Jonathan Richman - l'un de ses modèles. L'avancée en crabe s'explique aussi par la recherche d'autres voies vers un degré de poésie, de grâce, qui serait équivalent. Chemin faisant, il croise des thèmes classiques, mélange la vie et l'art (bruts, les deux), reproduit la geste d'un Ray Davies qui, en 1966, écrivait à sa sœur enfuie une chanson pour l'implorer de revenir : Argos, c'est à une Emily Kane bien réelle, dont il donne le vrai prénom et le vrai nom, sans lui demander son avis, qu'il écrit une chanson, pour lui dire que depuis l'adolescence, il n'a cessé de l'aimer. Dix ans et neuf mois, trois semaines, quatre jours, six heures, treize minutes, quinze secondes, il a pensé à elle. Pour de vrai. For real. Et il a tellement souffert qu'il peut bien prendre ce risque supplémentaire. Dans le clip, un gros cœur rouge, brisé, scotché sur son costume, emprunte la voie de la comédie et du pastiche pour dire le plus authentique. Il feint de pleurer, pour dire combien il est triste. L'opération va si loin que, depuis, il ne cesse de répondre à la question de la vérité... Encore aujourd'hui, sur son site, répondant à une sorte de FAQ : « Oui, j'ai bien un petit frère qui vient de découvrir le rock'n'roll, oui Emily Kane existe bien, non, je ne suis pas ironique... » Il va sans dire que l'Argos est un baromètre à violence de toute première précision. Kele Okereke de Bloc Party, n'est pas sorti grandi de sa brouille publique avec lui. C'est en cela qu'Eddie est pop : par sa capacité à révéler l'autre et l'époque. Moins par une pratique musicale (ou bien par fragments épars, bouts d'« harmonies vocales », chœurs placés de façon incongrue dans Rusted Guns of Milan, narration sombrement drôle d'une panne sexuelle), qu'en tant que projet conçu pour le collectif, le sociétal : Argos tient le miroir, et se débrouille pour obliger le monde à se regarder dedans. Eddie Argos est un Luke Haines gentil. Ce n'est pas un hasard si cohabitent sur l'album deux chansons en négatif : Good Week-end et Bad Week-end. Dans les mauvais jours, le disque permet de se sentir moins isolé, et se dire que l'inaptitude à l'époque n'est pas forcément coupable. Dans les bons jours, il vous accompagne un début d'histoire d'amour avec une efficacité maximale, transformant le bonheur en joie et la joie en jouissance sans problème, et dans l'autre sens aussi, selon la distance à laquelle on souhaite se tenir de son Emily Kane. A noter : le 20 avril sortira le troisième album d'Art Brut, et il s'appelle Art Brut vs Satan. |