Jour 613 : VIKING DRESS, Summarize ep (2009)

Publié le par On a Good Day

 


        Visuel : Eric Stephan 
(A partir de la pochette originale, travail du graphiste Jeremy Schorderet lui-même réalisé à partir de Kiste (1987), film en super-8 de l'artiste suisse Roman Signer.)
        Texte : Sylvain


D’habitude, l’écriture choisit entre deux hypothèses, reprendre le principe d’expansion de l’univers (un regard, une couleur, un sentiment, dilaté à la durée complète), ou bien résumer la vie. Avec ses grandes plages de temps révolu (« A l’époque je tondais des pelouses ») et ses grandes plages physiques (« La mer a de longs côtés / La mer a de bons côtés ») rapportées à dix-sept minutes, un instrumental, cinq chansons, Summarize EP (de l’anglais « résumer », « récapituler ») ne semble pas faire mystère de l’option choisie.
Sauf que les initiales « EP » signifient Extended Play, soit, à l’origine, la dilatation d’un 45-tours. Une idée, un sentiment, étendu à la durée entière d’un univers cependant réduit – comparé au Long Play (LP) d’un album. Pour désigner quelque chose de plus court (et nous avons pris l’habitude de le considérer dans ce sens-là : antichambre de l’album, plutôt qu’extension du single), nous continuons de recourir à une notion de temps supplémentaire.
Summarize EP propose donc le « résumé de l’extension du temps ». Nous sommes mal préparés à comprendre une telle notion, soumis depuis vingt ans à une doxa critique disant que moins de musique, moins de texte, est toujours préférable à plus de surface écrite, jouée, chantée. En opposant « l’économie de moyens » au « bavardage » (la formule étant : « bavardage inutile »), on échoue à expliquer pourquoi la logorrhée d’un film d’Eustache est une figure de la grâce, Le bavard de Louis-René des Forêts une œuvre minimaliste, les films foisonnants de dialogues d’Eric Rohmer, de grandes oeuvres du muet, et les Chansons fleuves de Dick Annegarn, un art de la syllabe.
Oh, en apparence, Summarize EP par Viking Dress satisfait à ce pauvre critère unique : peu de mots, peu de musique. Mais avec son concept d’un temps expansé puis résumé, ou expansé et résumé d’un même mouvement, ce bref disque nous apprend que la question n’est pas quantitative, que la charnière n’est pas entre le « peu » et le « beaucoup », mais tourne autour de l’ellipse.
L’ellipse dit : « Le reste n’est pas important. » C’est cela, ce sous-entendu, qui fait de la plupart des disques de peu de mots, des disques à prétention énorme (prétendre qu’on a séparé l’essentiel de l’inessentiel), et l’absence de cela, voire le refus de tout sous-entendu, qui fait de Summarize EP, également de peu de mots, leur humble contraire – plutôt un résumé du Bavard de Des Forêts dont il nous indique qu’il pourrait bien suivre la direction (cf. le vif intérêt des premières paroles pour un type qui « mange et parle comme quatre »).
Qu’est-ce qui unit, contre l’ellipse, Viking Dress et Des Forêts ? Le fait de présenter ce dont on parle au premier chef, comme déjà non-important. De considérer avec respect la vie dans son ensemble, et d’admettre que les éléments qui la composent, ceux qu’on écrit comme ceux qu’on tait, sont d’égale non-importance, puisqu’on ne saurait tailler dans l’existence. « To summarize » n’est pas éliminer, s’octroyer pouvoir de vie et de mort, mais : reprendre l’ensemble des éléments à une échelle plus réduite, en s’efforçant de reproduire, par un correct ratio fond-forme, les rapports de valeurs qu’on a identifiés dans la réalité.
« Ici, donc, je reprends, et je résume » (première phrase de La reprise de Robbe-Grillet) en serait donc le programme. Notons bien l’ordre : la reprise précède le résumé. Dès les premières secondes d’écoute, on reconnaît la guitare de Maurice Deebank (Felt première période), et avec elle, une tendance de la pop (Ladybug Transistor et The Essex Green, The Tyde et Frausdots, plus récemment Girls, prochainement Lawrence Arabia) consistant à afficher ses influences avec une frontalité presque anormale, et, une fois les amateurs de nouveauté partis se contenter ailleurs d’un éphémère effet de signature, à déplier sa beauté propre pour les quelques personnes restées là.

J’ai rencontré Serge Majewski, le leader de Viking Dress (encore que la notion de leadership soit absente de cette musique plutôt fondée sur la remise à plat des rapports hiérarchiques – je parle aussi de hiérarchie personnelle, celle qu’un individu se fait des choses), trois ou quatre jours avant la sortie de cet EP, son premier. C’est quelqu’un d’assez silencieux, mais doté de cette vertu rare de ne mettre personne mal à l’aise avec sa présence semi-muette. A un moment quelqu’un lui a demandé : « Que fais-tu dans la vie ? », et au lieu de parler de Summarize EP, il a répondu : « Je zone. »
Mais comme il a une égale capacité à passer de l’autre côté du miroir (disons : « depuis la vie vers l’œuvre »), je crois que c’est bien du disque, finalement, qu’il parlait. L’histoire des pelouses repose sur un sous-entendu sexuel assez vague, et aussi sur ce vague même. Celle de la mer, sur un demi-jeu de mot, ombre de détournement d’expression. Les chansons trouvent ainsi, en elles, une seconde raison d’être (la première étant leur rapport initial à la vie vécue – par opposition à rêvée).
Parfois, elles semblent simple toile de fond, suscitant un débat entre ceux qui voudraient entendre s’y poser quelque chose, et ceux pour qui la toile fait déjà œuvre. Ou elles s’organisent en deux modules reliés l’un à l’autre, et le temps que nous comprenions le mécanisme, la chanson est terminée. Mais dans l’espace ainsi ouvert qui exclue la répétition (ou bien la répétition inexacte, faisant vaciller l’écoute : « longs côtés » qui devient « bons côtés »…), Majewski pose une structure où pourront opérer de nouvelles logiques expansives, développant des éléments équivalents entre eux, et dont on ne se demandera même plus s’ils sont dans le disque ou au-delà (sortant ainsi par le haut du piège de l’ellipse).
Créer un espace réduit, résumé, pour cultiver de virtuelles logiques expansives : c’est aussi la fonction de la fracture ouverte, et maintenue ouverte, tout au long de ces dix-sept minutes, entre le genre musical général, avec des tapis muraux « à la High Llamas », et le chant très français, caractérisé par une façon éternellement débutante de détacher certaines syllabes, comme pour les faire claquer alors que c’est surtout la gestion du souffle et de la salive qu’on donne à entendre. Sauf que : conscient, assumé, intégré au projet. Peu après mon écoute de Summarize EP, j’ai éprouvé le besoin de relire une phrase, lue il y a vingt ans, et dont la simple silhouette, évidée de ses mots, m’invitait à la suivre jusqu’à la bibliothèque où je l’ai retrouvée dans Longue vue de Patrick Deville :
« Autour de lui, le paysage est calme et pré-socratique : herbes sèches, oliviers, grand pan de ciel bleu que traverse un chapelet de petits nuages compacts, chant des criquets, cric, cric, cric. »
De cette phrase, Summarize a le nimbe estival (l’angoisse possible), le côté pop (l’angoisse contenue), le high-llamisme latent (« pré-socratique »). Il fait planer la même menace d’une brusque régression, sans plus la mettre à exécution. Enfin, la pointe d’humour qu’on y repère se déplace, ou n’apparaît pas toujours au même endroit : dans l’espace ainsi balayé peut fleurir la beauté. C’est de la pop du Sud, faisant s’exclamer, comme celle de Gamine autrefois : « Ça n’existe pas ! » J’ai alors demandé à quelqu’un qui n’avait pas ces critères, ce qu’il pensait du disque : ma fille de cinq ans a dit qu’elle aimait beaucoup la musique et adorait la voix. Je lui ai demandé comment elle qualifierait cette voix, si c’était une belle voix, elle m’a dit non, c’est une voix émouvante.
Alors j’eus l’envie de prolonger le test, et de confronter le disque au monde extérieur (au casque, en ville, à zoner). Dans le bus, deux petites filles un peu plus âgées que la mienne s’offraient des frayeurs à se tenir dos au sens de la marche, et se laisser chuter à chaque redémarrage. C’était parfaitement inintéressant, et pourtant je finis par sourire, m’avisant que l’existence n’offrirait jamais rien d’autre. Les cris suivis de rires gênaient bien un peu mon écoute de Summarize EP, mais lorsque je compris que la part sonore qu’elles me retiraient, était équivalente à la part de sens que le disque offrait en retour à mon observation de leur jeu puéril, je sus que c’était gagné, que le disque était une proposition de vie, qu’il ne la résumait pas seulement, mais repartait vers elle, et moi avec lui (en bus).


Ecouter (et télécharger So Vain, mp3 offert) :
http://www.myspace.com/vikingdress

Acheter :
http://www.groundzero.fr/advanced_search_result.php?keywords=viking+dress&Submit=OK

Voir :
le 13/12/09 en Midi Concert - Toulon (avec Toy Fight)
le 16/01/09 au Volume - Nice (avec Iamapooh!)
le 5/02/10 au Lounge - Marseille (avec Young Michelin et Kid Francescoli)
le 6/03/10 au Théâtre Denis - Hyères (avec JP Nataf)
le 18/03/10 à La Java - Paris (avec Would Be Goods et The Leeds)


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F
<br /> Je vais écouter cet EP, merci beaucoup ! J'ai déjà écouté le myspace de Viking Dress, lu ton article, que j'ai trouvé très bon. Et ça me fait sourire; car tu as fait ta première critique d'un<br /> disque de Prefab Sprout, hé hé ... non, j'exagère, comme d'habitude : en fait, il y a un morceau où le jeu de guitare est très très inspiré de celui de McAloon - et les choeurs féminins ressemblent<br /> à ceux de Wendy Smith, aussi.<br /> <br /> Gamine, j'aimais bien les débuts, quand ils rêvaient un peu (à) la musique qu'ils feraient quand ils seraient grands (après, ils sont partis en voyage, et c'était fini) : je perçois ça chez Viking<br /> Dress, ce rêve plein de politesse (alors qu'il est plus vieux qu'eux à l'époque, j'imagine), et je trouve ça beau.<br /> <br /> Et, ironie de l'histoire : le groupe de Serge Majewski est un écho à ce que faisait Louis Philippe avant El, sous le nom de Border Boys ou Arcadians ; j'ai vu que le If Wishes Were Horses de<br /> Blueboy allait être réédité en janvier, et que Viking Dress jouait bientôt avec les Would Be Goods - tout ça alors que j'ai réécouté récemment ces disques, et me posait la question suivante : cette<br /> musique est-elle encore possible ? Il y a un truc qui m'intéresse dans ces chansons de Viking Dress : il n' y a rien de plus français dans la voix, et rien de plus anglais dans le son ; il y a un<br /> mouvement qui projette (comme tous les chanteurs français, ou presque), et un qui retranche (les arrangements), quelque chose de très adolescent, je trouve, le côté Sarah Records - alors qu'on voit<br /> bien que ce n'est pas un adolescent qui fait ça. Bref, à creuser, tout ça !<br /> <br /> <br />
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F
<br /> Très bien, merci, je patienterai.<br /> <br /> Sinon, pour en venir à ce texte, je trouve très bien l'accusation de "doxa" la critique disant que "moins de musique, moins de texte, est toujours préférable à plus de surface écrite, jouée,<br /> chantée." (Même si je me sens visé, ayant toujours pensé que mieux valait rien quelque chose (pas d'enfants que des enfants, pas de voisins que des voisins, un mur blanc qu'un tableau qui fatigue,<br /> pas de musique dans les bars et restaurants plutôt que de la merde imposée à nos oreilles déjà bien fatiguées, pas de nouveaux livres plutôt que ces piles sur lesquelles on tombe en ayant le<br /> malheur d'aller traîner à la Fnac, etc.)<br /> <br /> Pierre Jourde aurait aimé cette critique, lui qui sait si bien repérer l'absence de souffle qui se cache derrière la prétention au minimalisme.<br /> <br /> Et très intéressant le paradoxe de présenter la logorrhée d’un film d’Eustache comme une figure de la grâce, le bavardage de Louis-René des Forêts comme une œuvre minimaliste, les films foisonnants<br /> de dialogues d’Eric Rohmer comme de grandes œuvres du muet...<br /> <br /> <br />
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S
<br /> <br /> Contre la doxa, il faut des paradoxes. Mais la doxa inverse ("maximaliste", se réclamant du souffle, pourquoi pas de Chateaubriand pendant qu'on y est) ne me conviendrait sûrement pas non plus.<br /> Je dis juste que le débat est mal engagé, quand on évalue les oeuvres au nombre de moyens utilisés. Il peut y avoir des grâces très lourdes (Ophüls père, certains disques d'Ed Ball...). C'est<br /> pourquoi je propose l'ellipse comme critère. Et là tu ne peux pas te sentir visé : aucune ellipse dans ton travail... Plutôt un assaut de "non-important", comme dans le disque de Viking Dress...<br /> (Tu ne tondais pas des pelouses, à une époque, d'ailleurs ?)<br /> <br /> <br /> <br />
F
<br /> Ah mais ça ne va pas du tout !<br /> Je n'ai encore rien lu mais je suis terriblement déçu.<br /> Ce que je m'attendais à voir dans ce nouvel article c'est une vidéo de Sylvain en conférencier-performeur. Remboursez !<br /> <br /> <br />
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S
<br /> <br /> Seuls les inscrits à l'alerte e-mail / newsletter pourront comprendre cette blague de François. Alors, euh, pour te répondre... une vidéo existe. Je ne l'ai pas encore regardée. Une moitié est<br /> chez Guillaume et l'autre chez moi. On va travailler dessus mais ce n'est pas pour tout de suite. Le plus important reste une "conversation autour de Peter Walsh" que nous sommes en train de<br /> préparer collectivement (y compris avec Serge de Viking Dress !), suite aux bouleversants concerts de novembre. Peter Walsh devrait revenir au début de l'été. Cela te plairait beaucoup,<br /> François. En tout cas, un très long texte est en construction, alors à bientôt !<br /> <br /> <br /> <br />